Friday, June 1, 2018

SŒUR MADELEINE HANAUER (VERRIÈRES-LE-BUISSON, FRANCE)


SŒUR MADELEINE HANAUER
VERRIÈRES-LE-BUISSON, FRANCE


Magdalena : En tant que SMNDA, comment as-tu été une « femme apôtre » dans les différents lieux où tu as été envoyée ?

Madeleine :  Il m’a été donné de vivre ma vocation missionnaire en milieu musulman. Dans ma jeunesse, je ne l’avais pas envisagé ainsi. Je n’ai jamais « annoncé Jésus » de mes lèvres. J’ai seulement essayé de le montrer par ma vie et le service, tout particulièrement auprès des jeunes, surtout adolescentes du Sahara algérien. 
Je te décris ici un fait en détail pour que tu le situes mieux, et, en même temps, il touche à notre vie communautaire, mais tu peux n’en retenir que la fin. 
Nous étions 3 en communauté, une de mes sœurs était absente presque toute la journée, prise par son travail artisanal au loin, dans les bleds. Le soir, quand elle rentrait, elle parlait de son travail à notre autre sœur, mais elle semblait m’ignorer complètement, ne m’adressant pas la parole. Ça n’était pas très confortable ; j’essayais d’accepter au mieux jusqu’au jour où j’ai été prise comme d’une angoisse en pensant à la mission et à la parole de Jésus : « C’est à ce signe qu’on vous reconnaitra pour mes disciples, à l’amour. » Quelques jours après, lors d’une prière partagée à la paroisse où nous étions 7 ou 8, j’ai été incapable d’exprimer un mot, et je me suis mise à éclater en sanglots, bien gênée, mes compagnons aussi. A suivi l’Eucharistie ; peu à peu, je me suis apaisée comme si le Seigneur m’avait ôté un lourd fardeau de mes épaules, comme si ces pleurs m’avaient lavée de ce qui, en moi, empêchait le dialogue et que je ne voyais pas. En même temps, j’ai compris que ce que nous ne pouvions réaliser, ma sœur et moi, car je pouvais penser qu’elle aussi essayait, le Seigneur pouvait le faire en nous. S’en suivit une très grande joie et paix ; j’étais libérée ! Le lendemain, je retrouvais mes élèves, un groupe de jeunes de 15 à 18 ans, pour donner un cours. Je passe au milieu d’elles et, avant que j’aie dit un mot, une d’elles me dit en arabe : « Comme tu es belle aujourd’hui ! » J’avais bien compris, mais elle me redit en français cette remarque. « Pourquoi me dis-tu cela, je suis habillée comme d’habitude, regarde ! – Non, non, ce n’est pas ça ! » Et une de ses compagnes, auprès d’elle, ajoute : « C’est vrai ce qu’elle dit ! » J’en ai été bouleversée : ces jeunes avaient senti, sans que j’aie dit un mot. La transformation qui s’était faite en moi ! Témoignage par notre vie...

En ce qui concerne la vie fraternelle, je peux ajouter, au sujet de la difficulté exposée au début, que 25 ans après, j’ai suivi une retraite en même temps que ma sœur en question. Durant cette retraite, il a été beaucoup question de notre vie ensemble. Après, il m’a semblé que le Seigneur me demandait de reparler avec cette sœur de ce que j’avais vécu. Grand étonnement mutuel : elle ne s’en était jamais doutée ! Et cela m’a encore éclairée. 

Proximité avec les familles

J’ai remarqué que la proximité avec les familles était particulièrement visible au moment des décès.

Un jour à Laghouat, une jeune avait été formée dans notre école ; elle y avait passé le Brevet élémentaire ; par la suite, elle avait été nommée directrice d’une école publique de 900 filles à Laghouat même. Mariée, elle avait 2 enfants. Nous étions particulièrement proches de toute la famille. Un accident de voiture survint loin de là. La jeune femme, son mari, un enfant sont tués. Dès que je l’apprends, je me rends dans la famille. Cour intérieure pleine de femmes assisses par terre ; on me fait une place auprès de la maman qui s’exclamait, éplorée : « Fatiha, dans la caisse. » Puis on apporte le cercueil venu de 500 km qu’on dépose dans une chambre ; on vient chercher la maman qui m’invite à l’accompagner, moi seule, laissant les autres femmes dans la cour, moi, « l’impure » puisque non musulmane, ce qui est contraire aux lois. Autour de ce décès, un homme qui avait observé mon attitude, a dit : « Cette sœur, on voit bien qu’elle nous aime. »

Un autre fait à El Bayadh à 300 km de là. C’est l’histoire d’une jeune enseignant dans le collège de la ville. Une vraie amitié s’est nouée entre nous. Souvent, en fin d’après-midi en sortant du collège, elle frappe à notre porte, nous bavardons amicalement quelques instants, puis elle repart jusqu’au jour où un cancer du pancréas se déclare, opération, décès... Bien sûr, je vais sans tarder à la maison mortuaire. J’entre dans une grande chambre remplie de femmes assises par terre qui pleurent en criant. Moi aussi, je pleure silencieusement. Plus tard, dans la soirée, une des femmes présentes est venue prendre de mes nouvelles : « Elle a pleuré avec nous ! » Le lendemain, inhumation ; les femmes ne vont pas au cimetière à ce moment-là, mais seulement après. Je me rends à la maison de la défunte, je m’assieds au milieu des femmes. Quelques instants après, quelqu’un vient me dire : « Remets tes chaussures, ton manteau – que j’avais ôtés en arrivant, car c’était l’hiver, avec le froid, la neige, à 1400 m. d’altitude – on va t’emmener au cimetière avec la maman. » Et nous partons, toutes les deux seules, laissant tout l’assemblée des femmes. Là encore, grande proximité aimante avec les familles. 

Ma mission d’éducatrice auprès de jeunes « filles », « musulmanes », chacun de ces termes évoquant un caractère particulier, pour les aider à vivre pleinement, dans tous les domaines, allant du très concret au spirituel : santé, ménage, couture, rôle de la femme dans la famille, l’éducation des enfants, la société – formation à la réflexion, ouverture sur le monde, Dieu loué pour ce qu’Il est, sa miséricorde, sa création... C’est tout ceci que j’ai essayé de vivre avec toute ma foi et de transmettre à ces jeunes, mais je ne peux pas le détailler ici, ce serait trop.

Mais je peux te parler d’un échec qui montre la délicatesse requise pour cette tâche. Je venais d’arriver à Laghouat – 400 km au sud d’Alger, responsable du Centre de Formation artisanale et ménagère. Laghouat, centre particulièrement combattant sur le plan musulman et anticolonial. J’étais dans une classe d’une vingtaine de jeunes de 15 à 18 ans qui, en classe, parlaient très souvent en arabe, langue que je ne connaissais que par quelques rudiments. Un jour, je leur demande de s’exprimer en français, et j’ajoute maladroitement : « Si vous n’aimez pas cette langue, je n’y peux rien ! » Aussitôt, 3 ou 4 d’entre elles murmurent quelque chose, se lèvent, s’enveloppent de leur grand-voile bleu-nuit et quittent la classe. Je me rends compte tout de suite de la grosse indélicatesse que je viens de faire. Le soir même, j’en parle à ma supérieure qui réalise les conséquences de cette parole. Le lendemain, elle va trouver le père d’une de ces jeunes parmi les plus influents, et essaie de réparer, ce qui s’est fait peu à peu. J’ai eu chaud et retenu la leçon. 

Magdalena : Qu’est ce qui te vient à l’esprit (paroles, image, joies, défis) quand tu penses à ton expérience de vie en communautés internationales, interculturelles ?

Madeleine :  Je n’ai pas beaucoup d’expérience, car j’ai surtout vécu en milieu français. Je me souviens pourtant que lorsque nos premières sœurs espagnoles nous ont rejointes, nous nous en sommes beaucoup réjouies, mais nous parlions souvent de nos « petites » sœurs espagnoles. Était-ce un terme d’affection ou plutôt de supériorité, et c’est dans ce sens que cet adjectif était mal accueilli par elles.

En remontant le temps, il y a 60 ou 70 ans, je me demande si, vi- à-vis de nos sœurs de Hollande, il n’y avait pas de la part de nous, Françaises, comme une attitude de supériorité, surtout à cause de la langue. Nous nous faisions un peu centre... Je le ressens ainsi maintenant, mais je n’y avais jamais songé auparavant.

Par la suite, nous nous sommes fort réjouies de l’entrée dans notre Famille SMNDA nos sœurs d’Afrique, puis de leur acceptation de responsabilités plus grandes, ce qui ne nous empêche pas de regretter que les jeunes d’Euramérique ne répondent plus à l’appel de la mission, du moins comme nous l’avons entendu. Mais nous savons que le Seigneur est là.

Magdalena : Que voudrais-tu nous dire à nous, jeunes Sœurs Missionnaires de Notre-Dame d’Afrique, encore à l’étape des vœux temporaires ?

Madeleine :  J’aurais pu te parler précédemment d’un fait que j’ai vécu, mais il revient à ma mémoire seulement maintenant. Voici : je suis en mission à Touggourt – Est Saharien, à 600 ou 700 km d’Alger. Je rends visite à une famille amie ; la maman est une ancienne élève de notre école, niveau primaire ; elle semble avoir été très marquée par ce qu’elle y a reçu. Un jour, une de ses filles lui dit : « Comment se fait-il que l’éducation que tu nous as donnée soit différente de celle des autres ? » Son mari est inspecteur d’Académie ; ses nombreux enfants ont tous des professions libérales : ingénieur, professeur de maths, gynécologue... La famille est profondément religieuse, musulmane bien sûr. Dans cette visite de ce jour, je me retrouve avec la maman et 2 de ses filles. Assez vite, on m’interroge sur ce qu’a été ma vie. Aussi simplement que je peux, je leur partage les différentes étapes par lesquelles je suis passée, et ce qui m’a animée. Je partage tout ce que je peux exprimer ; bien sûr, je ne peux pas parler de la personne de Jésus, de la Trinité. A la fin, une des jeunes femmes me dit : « Être toute à Dieu et aider les autres, c’est ça ce que je voudrais, moi aussi ! » Vraiment le Seigneur agit au cœur de tout être de bonne volonté qui l’écoute ! Loué sois-tu, Seigneur !

A travers tout ce que je t’ai confié, peut-être peux-tu deviner la joie qui m’habite, qui m’est donnée par le Seigneur après une longue vie avec Lui et pour Lui. En octobre, il y aura 77 ans que j’ai quitté la maison paternelle. Durant mes années de formation, postulat et noviciat, j’ai changé beaucoup de lieux, c’était durant la guerre de 1940. Et je me suis dit : « Si c’est ça la vie missionnaire, allons-y ! » J’étais prête à tout ! Il me semble que cet élan ne s’est pas trop démenti. Alors, tu devines ce qui m’habite, dans l’action de grâces.

Des moments durs ? Quelques-uns, bien sûr, mais je savais que tout est grâce, que je n’étais pas seule, et surtout, que tout servait pour la Mission. En te disant cela, je ne sais si je laisse tomber le détail de ce qu’ont été les peines ; si oui, ce n’est pas volontaire, je n’ai pas l’intention de « dorer la pilule » ! Les difficultés que vous avez à affronter sont autres que les nôtres. Plus grandes ? Je ne sais. Mais ce qui est sûr, c’est que le Seigneur qui appelle est le même. Je n’ai pas parlé de la Vierge Marie, mais il est sûr qu’elle m’a accompagnée, soutenue tout au long de ces années missionnaires, précieuse présence maternelle !

Et maintenant ? J’ai 98 ans... Je sais bien que si le Seigneur me laisse une certaine vitalité, c’est pour quelque chose. Peut-être pour témoigner de son amour et être proche de ceux qui peinent ici et ailleurs, de ceux qui œuvrent pour Lui, de toutes mes sœurs en Afrique. Je crois de plus en plus à la Communion des Saints, déjà sur la terre !
Et toi, ma sœur aimée, je te dis avec toute la force et l’amour qui m’animent : « N’aie pas peur ! Pousse au large ! »

Interviewée par Sr Magdalena Orczyskowska
Bunamwaya, Ouganda 

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